Noémie Le Menn est psychologue du travail, coach et auteure. Elle compte plus de 30 ans de carrière et de 450 professionnels accompagnés. Elle était récemment invitée par Le Monde pour répondre aux questions de ses lecteurs sur le télétravail et ses impacts. J’ai eu la chance d’interviewer Noémie pour Popwork : elle apporte des réponses à des questions que nous nous posons tous, managers comme collaborateurs.
Johann Molinari : Vous avez animé lundi un live sur Le Monde pour répondre aux questions des internautes sur les impacts du télétravail : avez-vous été surprise par les questions posées ?
Noémie Le Menn : Je dois avouer que je m’attendais à des questions plus conceptuelles de la part des lecteurs du Monde mais le fait que beaucoup partagent des difficultés très concrètes montre à quel point ce télétravail imposé a créé des situations de souffrance.
C’est d’ailleurs intéressant de noter que malgré ces difficultés, 80% des cadres (enquête APEC déc 2020) plébiscitent le télétravail. Ce qui est si mal vécu, ce n’est donc pas le télétravail en tant que tel mais cette forme de télétravail imposée par et combinée à la crise sanitaire.
Beaucoup de questions des internautes touchaient à un sujet qui m’est particulièrement sensible : la situation des femmes au travail. De nombreuses femmes qui ont leurs enfants à la maison ont assumé la surcharge de travaux domestiques, l’occupation du lieu de vie pour le travail engendrant du travail supplémentaire. On s’aperçoit donc que les mentalités n’ont pas encore évolué et que la maison reste encore trop souvent un lieu sexiste. Au sein d’un couple, la relation doit être égalitaire et je me dois aussi d’encourager les femmes à dire stop.
JM : Le sexisme au travail a été le sujet de l’un de vos ouvrages (Libérez-vous des réflexes sexistes au travail ! - Noémie Le Menn - Interéditions) mais ici, nous parlons de l’espace privé : comment abordez-vous ce problème ?
Les souffrances actuelles de nombreuses femmes en télétravail montrent que le sujet du sexisme n’a pas encore été réglé dans la sphère privée. Le télétravail cristallise ce déséquilibre et engendre de nouveaux problèmes.
Nous assistons à l’arrivée du professionnel dans la maison et c’est une vraie collision ! Une réflexion s’impose : comment gérer le professionnel au sein du privé, comment faire en sorte que professionnel et privé fassent “ bon ménage” dans le même espace ? Comment permettre une répartition plus juste des rôles au sein de la famille ?
La bonne nouvelle c’est que l’on peut tous et toutes y réfléchir et se débarrasser de nos mauvais réflexes. Nous sommes responsables de l'organisation de nos vies privées. Ce nouveau confinement nous invite à une prise de recul sur le sujet et à prendre des décisions concrètes.
JM : Le télétravail fait-il émerger de nouveaux risques psycho-sociaux ? Ou est-ce qu’il ne fait qu’accentuer des problèmes qui existaient déjà ?
Oui et non ! D’un côté, les problèmes qui existaient déjà ont été exacerbés alors que d’autres se sont apaisés.
À mon grand étonnement, les facteurs de stress les plus importants étaient les relations au bureau ; la distance fait qu’énormément de personnes, celles qui sont bien chez elles (souvent des cadres avec un environnement de travail correct), allaient beaucoup mieux dès le premier confinement...
Il y a des cas où il faut être attentifs : les “workaholics” qui se consacrent à leur addiction avec encore moins de limites qu’auparavant, les personnes qui souffrent d’isolement, ceux qui ne vivent pas en groupe ou en famille, les débutants (stagiaires, prises de poste) et les personnes peu autonomes.
Conséquence de ce nouveau confinement , le rythme travail - couvre-feu crée un isolement, une lassitude voire une déprime. Il faut alors recréer du relationnel à distance : téléphone, visios avec ses proches, nouveaux rituels de groupes. Si les apéros Zoom – qu’on supporte encore ça ou pas ! – sont apparus spontanément lors du premier confinement, c’est bien qu’ils sont une réponse à un besoin profond.
Quand on ne peut pas maîtriser une situation, on essaye d’en extraire des points positifs : le télétravail réduit les temps de transport, supprime le stress de certaines relations avec des personnalités difficiles, la concentration est meilleure, le rythme est plus adaptable...
JM : On a parfois l’impression que le télétravail c’est “je t’aime, moi non plus”. Comme vous l’avez dit, 80% des cadres plébiscitent le télétravail mais près de 50% des salariés se sentent aujourd’hui isolés ou angoissés. C’est quoi pour vous l’impact du télétravail ?
Le télétravail a, selon moi, un impact très positif. D’abord, il renforce l’autonomie de chacun - autonomie qui est une condition de l'empowerment de chacun. Ensuite, le télétravail encourage la notion de confiance au sein des équipes et de lâcher-prise dans certains cas.
Les managers qui ont besoin de contrôle ou d’emprise restent déstabilisés. Ils ont dû revoir leur comportement et trouver une manière de se rassurer autrement que par le contrôle. C’est plutôt une bonne chose que ces personnes travaillent sur eux et trouvent un modèle relationnel plus épanouissant !
Avec la confiance, c’est davantage d’autonomie mais aussi mais aussi une plus grande créativité pour permettre à chacun d’atteindre ses objectifs. Le télétravail peut ainsi être un facteur de croissance et de performance pour les équipes et les entreprises.
JM : Concentrons-nous sur la relation managériale : quels conseils pouvez-vous partager aux collaborateurs ?
La priorité absolue c’est de créer le contact. Les collaborateurs ne doivent pas attendre que leur manager viennent vers eux, il faut qu’ils amorcent le mouvement eux-mêmes.
C’est d’ailleurs peut-être moins intimidant avec la distance : il faut en profiter, notamment pour les profils plus effacés. Les collaborateurs doivent oser demander plus facilement du feedback et s’emparer de sujets plus proactivement. Une bonne communication crée une bonne relation.
Cette attitude est aussi créatrice de performance. Les “hauts potentiels” dans les entreprises sont ceux qui vont chercher chez leur manager feedback et conseils : c’est ainsi qu’ils évoluent plus vite. Il faut désacraliser le rôle de manager et voir le manager comme une ressource et un soutien.
Et aux managers d’équipes ? Est-ce que cela revient à dire que les managers deviennent presque des RH pour leurs équipes ?
La règle de base, c’est que les gens ont envie de réussir. Au fond, personne n’a envie de rater sa carrière.
C’est le rôle du manager d’aider chacun à réussir car c’est aussi ce qui va l’aider à forger son propre succès. Il faut parier d’emblée sur la bonne volonté de chacun et faire confiance.
Si par la suite ça ne fonctionne pas, il ne faut pas avoir peur des ruptures : on n’est pas toujours fait pour bien travailler ensemble. Cependant, si un manager n’a pas créé les conditions d’une confiance mutuelle au départ de la relation, il sera responsable de son échec.
Ce conseil est particulièrement vrai pour les managers qui accueillent de nouvelles personnes dans leurs équipes. Chacun porte sa propre expérience et parfois le souvenir de relations managériales compliquées, offrez leur votre confiance a priori pour repartir sur des bases saines !
JM : Beaucoup de conseils que vous avez donnés touchent à la communication entre les collaborateurs et leurs managers : quelles sont les bonnes pratiques pour permettre une relation de travail efficace et de confiance ?
Il faut bien évidemment garder en tête que chaque entreprise propose un cadre et une culture qui lui sont propres, il n’y a donc pas de recette miracle à part une recherche d'adaptabilité réciproque, autant que possible...
Cependant, il faut trois choses pour maintenir une cohésion d’équipe : créer les opportunités d’échange en un à un, créer de l’informel et proposer des événements d’équipes.
Créer de l’informel, cela peut être aussi simple que d’instaurer un rituel court d’un café un matin de la semaine où le manager est toujours présent, où vient qui veut et où l’on parle un minimum de boulot. Ce type de rituel peut tout à fait se retranscrire dans des visios d’équipe peu formelles.
Proposer des événements d’équipe, cela peut être le manager qui partage des informations, participer à une formation à distance à plusieurs, s’inscrire à un webinar ou en préparer un en équipe...
JM : Quel rôle demain pour les RH si une partie importante des équipes ne reviennent plus au bureau ?
Leur rôle est et reste la relation et les conditions de travail. Cela ne change pas mais ça devient plus compliqué.
Les RHs ont été très éprouvées par la crise et ont bien souvent été au four et au moulin cette dernière année.
C’est à eux et aux dirigeants de favoriser l’adoption d’outils et de bonnes pratiques par les leaders et les managers. Ils ne doivent pas oublier que les meilleures solutions sont celles qui sont choisies par les équipes. Il faut donc que les RHs fassent confiance aux équipes sur ce point.
JM : Comment lutter contre le sentiment de déshumanisation que nous ressentons parfois en télétravail ?
La difficulté, c’est que les gens qui étaient structurés par leur travail (horaires, trajets, rythme des réunions) peuvent avoir du mal à prendre des pauses ou à s’arrêter de travailler. C’est un exercice personnel : il faut apprendre à se fixer ses propres limites et à devenir son propre manager.
Pour beaucoup, c’est aussi l’opportunité de s’organiser différemment, de réaliser qu’on peut être performant autrement.
Ceux qui n’arrivent pas à se fixer de limites ont besoin d’accompagnement. Je vois de nombreux cas de workaholics au bord du burn-out. Dans ces cas-là, c’est à un coach de négocier avec eux des règles sur lesquelles ils s’engagent : ne plus consulter son ordinateur ou téléphone pro après une certaine heure, interdiction totale de travailler le dimanche, par exemple...
Une erreur a souvent été faite au début du télétravail imposé : ne rien changer, faire comme d'habitude mais de chez soi. Pour ces équipes, c’était la double peine : les inconvénients à la fois du monde professionnel et personnel.
Ma recommandation, encore une fois, est de se poser cette question simple : quel est le positif que je peux en extraire ? Quels sont le rythme et les méthodes que je veux adopter ? Quelles sont mes fenêtres de libération ? Un exemple que certaines femmes m’ont partagé se libérer de la charge mentale de l’apparence en arrêtant de se maquiller ou en s’habillant confortablement chez elles.
JM : Après des mois de télétravail, faut-il avoir peur du retour au bureau ?
Il est clair que le télétravail a bouleversé notre quotidien. Pour certaines personnes, cela a changé leur vie : elles se sont aperçues que le présentiel était une option et sont parties s’installer ailleurs. Les choses ne seront donc plus exactement comme avant.
La peur de la rentrée est naturelle et assez fréquente. Pour la plupart de ceux qui reviendront en présentiel, cela devrait se passer sans problème. Si ce n’est pas le cas, c’est peut-être qu’il y a une insatisfaction plus profonde et qu’il est temps de penser à changer de job.
Au fond, c’est hyper positif de voir à quelle vitesse tout le monde s’est adapté et les opportunités que cela crée pour certains.
JM : Le mot de la fin ?
C’est assez formidable de voir la créativité et l'adaptabilité dont nous avons fait preuve. En quelques jours ou semaines, de nouveaux outils de collaboration ont vu le jour, de nouvelles manières de collaborer ont été adoptées.
Cette crise et ce télétravail imposé, c’est aussi la preuve que quand on a un objectif commun et qu’on se fait confiance, on peut avancer de manière incroyable. C’est un vrai progrès pour les équipes de ce point de vue-là.
Le plus gros point noir reste pour moi la situation des femmes. Pour certaines, la situation est très compliquée : on attend d’elles qu’elles soient à fois la professionnelle, la mère de famille, la cuisinière voire femme de ménage. Elles font du mieux qu’elles peuvent, elles n’ont rien à se reprocher. J'invite vraiment les femmes à exprimer les choses, à dévoiler leurs surcharges et à aller chercher de l’aide et surtout à devenir plus proactives pour maintenir leur autonomie.