Attention, cette histoire est inspirée de faits réels.
L’action se passe fin septembre. Dans le cadre de mon activité de conseil et coach d’équipes, je reçois une demande de la part de la directrice d’une équipe d’un grand groupe. C’est une équipe multi-culturelle d’une trentaine de personnes dont les membres travaillent pour la plupart à distance, depuis des pays différents, qui ont des métiers différents, et qui est composée de managers et de collaborateurs. Il est prévu qu’ils se réunissent à l’occasion d’un séminaire dans une ville très touristique.
La demande est urgente ! Il faut proposer un atelier de deux heures en anglais pour la semaine suivante, selon certains pré-requis :
- Intervenir à distance, en fin de journée, l’équipe étant quant à elle sur son lieu de villégiature
- Permettre au donneur d’ordre de « découvrir les personnalités et sensibilités de chacun »
- Si possible à l’aide d’un test de personnalité comme il en existe plusieurs (le MBTI est mentionné).
Si vous êtes dirigeant, RH ou manager, cette demande peut vous sembler normale… Laissez-moi vous expliquer pourquoi elle mène au contraire droit à une session contre-productive voire dommageable…
Coupez – arrêt sur image ⏸
Pourquoi la scène d’ouverture est-elle choquante ?
L’équipe va décompresser à Barcelone, Marseille ou Lisbonne, les directeurs et directrices interviendront pour partager la vision au bord de la piscine, les dîners permettront de mieux faire connaissance avec ses collègues du bout du monde, et puis comme ce serait dommage de ne pas profiter du créneau de 18h à 20h du jeudi, on va proposer à un coach d’animer un p’tit atelier sympa.
Oui, ça semble sympa… Mais comme souvent, le diable se cache dans les détails. Ici les détails sont les intentions du donneur d’ordre, la déontologie du coach, son professionnalisme même.
Faisons quelques gros plans sur les détails de l’histoire :
L’intention du donneur d’ordre :
L’intention affichée est de « découvrir les personnalités et sensibilités de chacun », sous la forme d’un atelier « sympa ».
2 remarques :
Sur le fond, « découvrir les personnalités et sensibilités de chacun » prend un tout autre sens quand c’est votre manager ou un dirigeant qui vous annonce le programme. Le doute est permis… De la même manière, le radar déontologique du coach s’active. Le coach n’est pas le bras armé ni l’espion du manager, qui va grâce à ses tests ou autres outils magiques, lui dévoiler qui est bon ou mauvais, engagé ou démissionnaire, « corporate » ou pas…
Quant à la forme, elle est bien inscrite dans le registre de "l’organisation d’un p'tit atelier sympa". C’est une chose que j’adorerais faire si j’étais GO au Club Med ou traiteur ! Mais mon métier c’est le conseil et le coaching d’équipes en entreprise.
Parmi les outils dont dispose le coach d’équipes, il peut y avoir des ateliers, des sessions de travail, du team building… Chacun de ces modules répond à un objectif bien précis et s’inscrit dans un dispositif d’accompagnement complet.
Donc, quand on accompagne une équipe, toujours se poser en amont les questions :
- dans quel but organiser tel ou tel atelier ou session ? Avec quel objectif professionnel ?
- Avec quelle intention ? Qu’est ce que j’en attends ?
- Est ce que cela va réellement permettre de travailler SUR l’équipe ?
La réalisation manque d’ambition :
Vous l’avez deviné, c’est un euphémisme…
Nous parlons d’une équipe multiculturelle, à distance, multi-métiers, de personnes qui ne sont pas habituées à se côtoyer ni à travailler ensemble.
Le fossé entre cette situation de départ et la situation idyllique espérée d’un groupe de personnes qui « apprennent à se connaître » et « découvrent leurs personnalités et leurs sensibilités » est très profond ! Il est trop profond pour être franchi en deux heures, à distance, en début de soirée, avec 30 personnes qui ne parlent pas la même langue et ne se connaissent pas. Au-dessus du fossé, il n’y a pas de passerelle, pas de petit pont de bois, pas de mécanisme de rappel… Non, au contraire il y a une embûche de taille : l’atelier réunit des managers et des managés, des managers et des dirigeants. Il n’y a aucune raison de penser que la parole soit entièrement libérée, sincère, authentique.
Bref, il manque un élément essentiel à la réalisation de cet atelier : la confiance.
La déontologie est la grande oubliée du script :
Le lien de confiance ne se décrète pas. Un atelier ayant pour vocation de « découvrir les personnalités et sensibilités » des uns et des autres repose pourtant quasi exclusivement sur le postulat de la confiance. Or, un atelier tel que décrit par le donneur d’ordre reviendrait abruptement à « faire de l’individuel en collectif », ce qui pourrait éventuellement susciter de l’empathie ou de l’émotion sur l’instant, mais aussi amorcer des bombes à retardement pour la suite.
Vient ensuite le sujet des tests de personnalités (type MBTI ou autres). Ce sont des tests qui doivent être maniés avec précaution, par des personnes habilitées à le faire, et selon un protocole respectueux de la personne. En deux mots, ce ne sont pas des tests qui se font, ni même dont les résultats se découvrent ou s’analysent, encore moins se partagent, à 30 et à distance. Ces tests doivent en premier lieu être présentés aux personnes qui souhaitent les passer : quel est leur fonctionnement, dans quelles conditions (stress, étapes de vie, émotions du moment) peut-on les passer ou pas, comment ces conditions peuvent influer sur les résultats des tests, pourquoi le résultat découvert à un moment donné pourra évoluer au cours du temps, pourquoi il est important de considérer chaque résultat, ou profil, comme valable, car il n’y a pas de « meilleur » profil que d’autres.
Ensuite, les personnes, surtout dans un cadre professionnel, doivent être libres de le passer ou pas.
La confidentialité des résultats doit être garantie.
Le partage des résultats ne peut donc en aucun cas être une obligation, ou un rituel de passage, encore moins un critère de sélection ou d’avancement. La dérive serait d’attribuer à chaque profil une étiquette.
Enfin, la découverte et l’analyse des résultats doit être accompagnée et encadrée par le ou la professionnel(le) ayant en charge la passation des tests.
Il est normal néanmoins que ces tests soient tentants. Ils sont à la mode, ils intriguent, ils existent en version « édulcorée » ou « dégradée » réalisables en quelques minutes seulement. Cependant il n’est pas sans conséquences de se lancer dans cette aventure dans le milieu professionnel, sans intention de départ claire, et sans précautions déontologiques strictes.
Et s’il était possible de changer l’histoire ?
Voici deux propositions en guise d'alternative :
1/ Si la contrainte des 2 heures et des 30 participants est forte : …
Je préconiserais un atelier qui puisse permettre aux personnes de mieux se connaître au sein de petits groupes de 4-5 personnes, ni trop intrusifs ni trop impressionnants, et surtout autour d’un objectif commun relatif à la vie de l’équipe.
L'activité est bien entendue guidée.
A mon sens, ce type d’approche permet de combiner 2 angles :
- humain et relationnel : apprendre à se connaître autour d'une réalisation ou d’un objectif communs, via le "travail" en petits groupes
- professionnel : autour de l’objectif d’équipe fixé en amont, qui peut tourner autour d’un projet d'équipe, de la vision
Enfin, c'est une démarche qui incite à poursuivre le dialogue : quelles questions sont ressorties de cet atelier ; quels sont les axes prioritaires ; quelles sont les valeurs fortes de l'équipe...
2/ Si l’objectif premier est de « découvrir les personnalités et sensibilités de chacun » :
Il s’agit alors d’un vrai travail de fond et de qualité. Si ces critères ne sont pas réunis, les équipes le sentent et perdent confiance en leur management.
Pourtant il peut être vraiment bénéfique d’approfondir les objectifs sous-jacents d’une telle demande.
Il pourrait s’agir, selon les besoins propres à chaque équipe :
- d’améliorer la collaboration, notamment à distance, en améliorant la communication,
- de mettre en valeur le fait que chacun(e) peut avoir un mode de communication dans lequel il ou elle se sent plus à l’aise, tout en étant capable de se connecter sur le canal de communication favori de ses collègues de temps en temps
Au-delà de ces exemples qui ne sont pas exhaustifs, il est important de poser des fondations saines pour un travail en équipe plus efficace et plus serein.
Afin de renforcer les liens au sein de l’équipe par la connaissance de ses rouages et de ses inter-relations, il pourrait être judicieux de commencer par des entretiens individuels qualitatifs menés par un tiers (a minima une autre personne que le manager direct). Les retours anonymisés permettraient ainsi de faire émerger les réels sujets de frictions, de préoccupation, mais aussi les fiertés et réussites, les questionnements, les doutes et les souhaits, afin de démarrer un travail en équipe sur des bases concrètes, non biaisées et utiles.
Oui, c’est un réel investissement en temps et l’implication requise est réelle. Les effets en seront aussi plus utiles et plus durables… À méditer pendant le générique de fin !